V
DÉPART EN CHASSE

L’Hyperion avait rejoint ses deux conserves depuis cinq jours. Assis dans sa cabine, Bolitho n’avait pas touché à son déjeuner : le café était froid dans sa tasse. Par les baies arrière de la poupe, il observait d’un air morne l’horizon vide. Il ne se souvenait pas de journées aussi interminables, aussi vides de sens, et il était conscient que tout l’équipage, en proie à une sourde appréhension, partageait ses doutes.

Après être monté à bord de l’Indomitable, il n’avait rien ressenti hormis un sentiment d’échec, et quand on l’avait conduit dans la grande cabine du commodore, il s’était entendu faire son rapport et n’avait pu reconnaître sa propre voix. Il avait rendu compte des événements qui s’étaient enchaînés depuis qu’ils avaient quitté l’estuaire, mais c’était plutôt en observateur distant qu’en plaidant coupable.

Pelham-Martin l’avait écouté sans interrompre son exposé. Maintenant qu’il y songeait, Bolitho ne parvenait plus à se remémorer chez son interlocuteur la moindre réaction, la moindre moue. Pelham-Martin s’était borné à ceci : « Regagnez votre bâtiment, Bolitho. Je vais rédiger un rapport urgent à l’intention de sir Manley Cavendish. »

Toujours aussi peu concerné, Bolitho s’était remis à arpenter la dunette pendant que le commodore envoyait des signaux. Les heures qui s’étaient écoulées ensuite avaient été bien remplies. Heureusement, les deux sloops avaient rejoint la petite escadre au cours de la brève absence de l’Hyperion. Tandis que l’un filait vers le nord à la rencontre des navires du vice-amiral, l’autre était parti dans la direction opposée pour rappeler les deux autres frégates.

Mais, au fil des jours, rien ne venant rompre l’attente et l’incertitude, Bolitho avait acquis la conviction qu’il était inutile de songer à une nouvelle épreuve de force. La porte de la cage restait ouverte, mais il était douteux que d’autres oiseaux d’envergure se risquent à présent vers le large et tentent de mettre à mal la vigilance du commodore.

Il ne cessait de se demander ce qu’il aurait pu faire. Ce qu’il aurait dû faire. S’il s’était posté en vue des côtes afin de suivre les navires français, il n’aurait pas pu avertir Pelham-Martin… Mais en rejoignant promptement l’escadre, il avait permis à l’ennemi de s’échapper, de s’évanouir comme une ombre.

Il avait écarté toute troisième voie sans hésitation, mais tandis qu’il se tourmentait et ressassait ses pensées dans sa solitude forcée, il ne parvenait même plus à considérer sa décision sous son vrai jour. On mesurait l’humanité et l’honneur à une aune bien différente dans l’austère prétoire d’une cour martiale. Par une bizarrerie qu’il s’expliquait mal, Pelham-Martin, pour une fois, n’avait pas exigé d’entendre devant témoins le détail de son rapport.

A plusieurs reprises, il avait tenté d’écrire à Cheney pour la préparer à une nouvelle qui ne pourrait que la plonger dans le désespoir. Si, dans son commentaire, Pelham-Martin était allé jusqu’à faire tout endosser au capitaine de l’Hyperion, la nouvelle de sa disgrâce aurait couru comme l’éclair jusqu’à Falmouth, avec son cortège de catastrophes prévisibles.

Il se releva en entendant une voix :

— Holà du pont, voile à l’avant au vent !

Il voulait se forcer à rester à son bureau jusqu’à ce qu’un aspirant lui annonçât officiellement qu’un navire avait été repéré au nord-ouest, mais, l’angoisse grandissant, il enfila son manteau et se dirigea d’un pas lent vers la dunette.

Inch se précipita à sa rencontre.

— C’est une frégate, commandant !

Il jeta un regard inquiet à son capitaine.

— Elle apporte certainement des messages.

— Peut-être, répondit Bolitho.

Mais, sentant l’inquiétude d’Inch, il ajouta doucement :

— N’ayez crainte, le rôle que vous avez joué est clairement décrit dans mon journal de bord.

Inch fit un pas vers lui.

— Cela ne m’inquiète pas du tout, commandant. C’est simplement que…

Bolitho le fixa calmement.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Inch releva les épaules.

— C’est tellement injuste, commandant. Nous pensons tous la même chose.

Bolitho ne quittait pas des yeux les mouettes qui voletaient au-dessus de la passerelle sous le vent. Elles étaient assez folles pour les avoir suivis depuis le continent, alors que l’équipage lui-même avait à peine de quoi manger.

— Nous n’allons pas nous perdre en conjectures entre officiers, monsieur Inch. On pourrait vous demander de prendre le commandement à n’importe quel moment, pour n’importe quel motif. A trop ouvrir votre cœur, à trop vous épancher, vous risquez de vous rendre vulnérable, et, cela, vous ne pouvez vous le permettre.

Inch avait l’air désemparé.

— Mais merci tout de même, ajouta Bolitho.

La frégate approchait : il était évident qu’à son bord, il n’y avait pas seulement des ordres écrits. Comme elle réduisait ses voiles et se dirigeait vers le deux-ponts, Bolitho vit le drapeau du vice-amiral flotter au sommet du mât de misaine. Les signaux indiquaient clairement que sir Manley Cavendish s’était déplacé en personne, afin de juger la cause et de sévir sans perdre de temps.

Au cri de Gascoigne : « A la cape ! », officiers et matelots se précipitèrent à leurs postes.

— Message du vaisseau amiral à Hyperion, ajouta-t-il dans un souffle. « Commandant requis à bord dans trente minutes ! »

— Confirmez !

Bolitho lança un regard vers Inch.

— Mettez à la cape puis préparez mon canot… le temps que je passe ma tenue de sortie, plaisanta-t-il, soucieux d’apparaître détendu devant l’équipage.

Alors que le navire tanguait et roulait dans le vent et que Petch s’activait à préparer chemise propre et uniforme, Bolitho balayait du regard sa cabine, songeant à tous les drames, à tous les espoirs dont elle avait été le théâtre, et ce n’était pas fini ! Bien des commandants avant lui avaient quitté ce lieu clos pour aller trouver la mort sur le pont, à l’heure de la bataille, ou pour triompher contre l’un des nombreux ennemis que comptait l’Angleterre. D’autres avaient franchi cette même porte pour recevoir des honneurs, pour assister à une punition, pour apporter de l’aide à un bateau en détresse, voire, plus simplement, pour contempler la beauté des nuages ou du paysage marin. Il resserra son écharpe et surprit les regards anxieux de Petch, qui se demandait probablement si demain à la même heure il aurait un nouveau commandant à servir. Inch entra.

— Le canot vient d’accoster, commandant.

Il marqua un temps d’arrêt avant d’ajouter :

— Le commodore est déjà à bord.

Bolitho prit son lourd manteau galonné d’or aux revers blancs. Celui que Cheney admirait tant.

Tout se déroulait selon ses prévisions : les deux officiers supérieurs, pour régler leurs comptes, avaient besoin de se retrouver en tête à tête, songeait-il, sarcastique.

— Très bien, monsieur Inch, je suis prêt.

Petch lui boucla nerveusement son ceinturon, et Bolitho gagna à la hâte l’échelle de coupée. Un lourd silence planait sur le pont supérieur. Tous ces visages qu’il ne connaissait pas encore ! Dire qu’il lui aurait suffi d’un peu de temps seulement… Il leva les yeux vers l’immense toile d’araignée que formaient le gréement et les voiles qui flottaient mollement dans le vent. Oui, avec un peu plus de temps, que de choses auraient changé !

Des coups de sifflet. Les fusiliers présentèrent les armes. Il sauta dans le canot qui tanguait fortement.

Il s’assit avec raideur dans la chambre d’embarcation ; les nageurs prirent la cadence, et le canot fila vers la frégate. C’est alors qu’il remarqua que chaque nageur portait sa plus belle chemise et qu’Allday était vêtu d’un manteau à boutons dorés qu’il ne lui connaissait pas.

— C’est pour leur montrer, commandant, pour qu’ils sachent ce que nous pensons, lui murmura Allday, les yeux rivés sur la frégate.

Bolitho saisit la garde de son épée et regarda fixement par-dessus la tête des hommes. Il ne pouvait trouver les mots pour traduire ses sentiments. Il n’avait même plus assez confiance en lui pour répondre à la loyauté d’Allday. L’homme de tête amarra le canot, et sans attendre qu’Allday se lève, Bolitho souleva son chapeau et se hissa sur le pont. Il se retourna un instant vers le navire qu’il venait juste de quitter, puis il se raidit et adressa un bref signe de tête au jeune commandant de la frégate.

— Je vous suis, lui dit-il.

 

La cabine était basse de plafond, plutôt spartiate en comparaison de celle d’un vaisseau de ligne, mais Bolitho s’y sentit de suite à l’aise. Après le commandement d’un sloop, lorsqu’on lui avait confié pour la première fois celui d’une frégate, il avait trouvé luxueux les quartiers qui lui étaient réservés, mais à présent qu’il devait baisser la tête sous les poutres du pont, le peu d’espace le frappa, impression qu’accentuait encore la stature des trois personnages qui se trouvaient là.

Sir Manley Cavendish était mince, le cheveu gris, les joues émaciées, et malgré cette allure sèche, le cuir buriné et tanné par l’air du large ; sous le somptueux plastron, le souffle semblait court, précipité. Bolitho lui donnait ses soixante ans : l’amiral n’avait pas touché terre plus de quelques heures ces deux dernières années, ce qui n’avait pas dû arranger sa santé. Mais sa voix ne trahissait aucune faiblesse, et ses yeux rapprochés, de part et d’autre d’un nez imposant, brillaient avec la vivacité qu’on eût pu s’attendre à trouver dans ceux d’un jeune aspirant.

— Au moins vous êtes ponctuel, Bolitho.

Il se cala péniblement dans son fauteuil.

— Vous feriez mieux de vous asseoir. Nous risquons d’être un peu longs, et je n’ai pas pour habitude de me répéter.

Bolitho prit une chaise. Il sentait la lourde présence de Pelham-Martin, ses mains roses posées sur son gilet comme s’il cherchait à se contenir en face de l’ennemi. Le troisième personnage était un lieutenant impassible, les yeux rivés sur le journal de bord, son crayon tendu comme un sabre devant la page blanche.

— J’ai lu les rapports et j’ai cherché à envisager ce que l’on pouvait faire, ou plutôt ce que l’on devait faire, commença Cavendish.

Bolitho observait le crayon qui restait immobile.

— Je me suis entretenu avec votre commodore, qui m’a mis au courant de tout ce qui s’est passé avant et après la perte de l’Ithuriel.

Il s’enfonça dans son siège et dévisagea Bolitho sans ciller.

— Tout cela est affligeant, et non moins inquiétant, mais avant de prendre une décision, j’aimerais entendre votre présentation des choses : qu’avez-vous à ajouter ?

Bolitho savait que Pelham-Martin ne le quittait pas des yeux, mais il fixait Cavendish.

— Rien, amiral.

Le lieutenant l’examina pour la première fois, puis Cavendish demanda calmement :

— Pas d’excuses ? Personne sur qui rejeter la faute ?

Bolitho se cala le dos contre son fauteuil, tentant de contenir sa colère, son ressentiment.

— J’ai agi comme il me semblait bon d’agir, amiral. C’était à moi de prendre la décision et j’ai pensé…

Il releva légèrement le menton.

— Je pense que j’ai fait la seule chose que je pouvais faire à ce moment-là…

Le stylo crissait sur la page blanche. L’amiral hocha lentement la tête.

— Si vous aviez accepté le combat, vous auriez perdu votre navire et peut-être même vos six cents hommes. Vous dites que vous y étiez prêt ?

Il croisa ses mains et observa Bolitho l’espace de quelques secondes.

— Mais vous n’étiez pas prêt à risquer des vies que d’autres avaient sacrifiées par faute ou par négligence ?

— Non, amiral, répondit Bolitho.

Il entendit le crayon sur le papier et pour la première fois sentit son corps se décontracter. Il s’accusait, mais n’y pouvait rien. A moins bien sûr de calomnier Pelham-Martin ou de critiquer un acte qui lui semblait encore à présent justifié.

Cavendish soupira.

— C’est tout ce que vous avez à dire sur la question ?

Il se tourna brusquement vers Pelham-Martin.

— Désirez-vous ajouter quelque chose ?

— Bolitho à cet instant ne dépendait pas de mes ordres.

Le commodore parlait rapidement et, sous la lumière crue qui venait des fenêtres de poupe, son visage arrondi luisait de transpiration.

— Mais je suis sûr… enfin je suis convaincu qu’étant donné les circonstances, il a fait de son mieux.

Cavendish lança un regard à son lieutenant. Ce fut bref, mais Bolitho y lut une lueur de mépris.

— J’ai déjà fait part à votre commodore de mes intentions, poursuivit l’amiral, mais puisque cela vous concerne directement, je vais vous donner le corps de ma conclusion.

Il retourna quelques feuilles de papier sur son bureau et ajouta sèchement :

— Quatre navires ont évité mon escadre au large de Lorient, comme vous le savez sans doute. D’autres ont maintenant réussi à déjouer la vigilance de vos patrouilles. Peut-être pensez-vous qu’il n’y a pas de rapport ?

Il tapota ses feuilles de ses petites mains parcheminées.

— J’ai alerté toutes les frégates, interrogé toutes nos sources d’information : aucun signe de vos fuyards !

Il frappa violemment le bureau de ses mains.

— Pas un seul signe !

Bolitho le regardait calmement. Il ne voyait pas où il voulait en venir. Cavendish essayait-il de faire peser l’entière responsabilité de tout cela sur Pelham-Martin, et donc sur lui ?

Le ton du vice-amiral se fit mordant :

— Dites-moi, Bolitho, pendant ces quelques jours qui se sont écoulés depuis l’incident, vous êtes-vous interrogé sur les raisons qui ont pu pousser l’amiral français à pareille cruauté ?

— Il aurait pu se battre contre mon navire, amiral. Nous aurions donné le meilleur de nous-mêmes, mais l’issue était claire. Nous aurions combattu à quatre contre un, et mon équipage, dans l’ensemble, est loin d’être aguerri.

La tête grisonnante de Cavendish se crispa d’impatience.

— Eh bien, dites-moi le fond de votre pensée plutôt que de rester là à tourner autour du pot, que diable !

— Il ne pouvait perdre, amiral…

Bolitho prit une courte respiration.

— Il devait craindre pour ses voiles et ses espars, poursuivit-il en regardant son interlocuteur droit dans les yeux. Je crois qu’il s’apprêtait à entreprendre une longue traversée, et souhaitait éviter d’emblée un combat en règle.

Cavendish le fusilla du regard.

— Merci. La seule information utile qui ressort de tout cela est que vous ayez découvert le nom de l’amiral français. Lequiller n’est pas un de ces paysans lourdauds issus de la Révolution. Il a à son acquis quelques brillants faits d’armes. Il commandait autrefois une frégate dans les Antilles et nous nous sommes déjà frottés à lui.

Il immobilisa son regard sur Bolitho.

— Il a contribué à la formation et à l’entraînement des corsaires américains qui, vous ne l’ignorez pas, se sont révélés plus qu’efficaces contre nos unités.

Bolitho était stupéfait. Il ne percevait aucun reproche, et il était évident, à en juger par l’expression de Pelham-Martin, que pour sa part il avait déjà subi l’assaut verbal de Cavendish.

— Jadis, reprit l’amiral, il suffisait de voir le pavillon d’un navire pour savoir si l’on avait affaire ou non à un ennemi ; mais la guerre a changé et nous devons nous adapter. Nous devons apprendre à connaître l’homme qui est à bord, à étudier son passé et ses méthodes, si nous voulons survivre, sans même parler d’obtenir une victoire tant soit peu durable. L’amiral de Villaret-Joyeuse commande la flotte française à Brest. En ce moment même, il lui faut réunir un maximum de forces s’il veut venir à bout et de notre flotte et de notre pays. C’est un homme dévoué à sa cause et fort intelligent. Il a confié une mission très spéciale à Lequiller. Elle doit être d’importance, et Lequiller est sûrement l’homme de la situation !

Tout à coup, Bolitho pensa au coup de feu qui avait donné l’alerte, aux hommes qui avaient agonisé devant lui, cravatés de chanvre comme des scélérats.

Cavendish l’observait, le regard vide.

— Peut-être Lequiller utilise-t-il de nouvelles méthodes lui aussi.

Un mouvement brusque trahit son impatience.

— Mais ce qui m’importe, ce sont ses intentions. J’imagine qu’à l’heure qu’il est, il aura rallié d’autres navires et qu’il cingle vers l’ouest. C’est la seule façon d’expliquer que nos patrouilles l’aient perdu de vue.

— Les Caraïbes, commandant ? interrogea Bolitho.

— Je pense que c’est sa destination la plus probable.

Le vice-amiral se tourna vers Pelham-Martin.

— Quelle est votre opinion, si tant est que vous en ayez une ?

Pelham-Martin, perdu dans ses pensées, tressaillit.

— Peut-être envisage-t-il d’attaquer les îles que sir John Jarvis a prises aux Français, amiral ?

— Il aurait besoin d’une flotte trois fois plus importante que la sienne pour en venir à bout.

Cavendish s’enfonça dans son fauteuil et ferma les yeux.

— Pendant la révolution américaine, Lequiller a souvent été repéré dans la mer des Caraïbes. Il aura eu vraisemblablement tout loisir de s’y faire des amis et d’y constituer un réseau d’informateurs à utiliser le moment venu.

— La plupart de ces îles sont soit espagnoles soit hollandaises, fit remarquer Bolitho. Bien sûr, ce sont nos alliés, mais on a vite fait de changer de camp par les temps qui courent.

Cavendish le regarda tristement.

— C’est vrai, il y a peu de chances que les Hollandais restent de notre côté si leur propre territoire se trouve envahi par notre ennemi commun.

Il haussa les épaules.

— Quant aux Espagnols, ils ne sont guère utiles à notre cause. Ils ne se sont toujours pas remis de l’affaire de Gibraltar et n’ont en tête que de rêver à leur grandeur passée.

— J’imagine que Lequiller a une autre raison, avança Bolitho.

Il s’efforçait de visualiser les îles éparpillées qui s’étendaient d’est en ouest au nord du continent sud-américain. C’était comme s’il pensait à haute voix.

— Pour demeurer notre alliée, l’Espagne doit préserver ses richesses. Or la majeure partie lui vient des Amériques. Un seul de ses convois d’or et d’argent lui suffit pour tenir une année au bas mot.

Les yeux froids de Cavendish brillèrent :

— Exact ! Et de plus, si le butin tombait aux mains de l’ennemi, il lui serait de plus d’utilité que dix régiments, et Lequiller le sait mieux que quiconque.

Mal à l’aise, Pelham-Martin lâcha :

— Trouver Lequiller peut prendre des mois, amiral…

Il s’arrêta là. Cette fois, Cavendish fut incapable de dissimuler son mépris.

— Ne voyez-vous donc jamais plus loin que le bout de votre lorgnette ? Si Lequiller parvient à bouleverser le commerce et l’approvisionnement espagnol et hollandais, beaucoup y verront un présage d’avenir. Dieu sait que notre marge de manœuvre est déjà des plus étroites. Combien de temps pensez-vous que notre suprématie navale durera, si le monde entier se tourne contre nous ?

La colère l’épuisait et il ajouta d’un ton las.

— Votre bâtiment est le plus rapide que nous ayons à disposition, Bolitho, du moins jusqu’à ce que les autres reviennent. J’ai ordonné à votre commodore de transporter sans plus attendre son pavillon sur l’Hyperion. Vous cinglerez vers les Caraïbes avec deux frégates. L’Indomitable et l’Hermes avec leurs sloops vous suivront. Mais je veux que vous y arriviez aussi vite que possible, suis-je assez clair ?

Pelham-Martin se leva péniblement :

— J’aimerais regagner mon navire, amiral. J’ai des choses à régler.

Cavendish ne bougea pas de son siège.

— La flotte française va bientôt tenter une sortie, je ne peux donc pas vous accorder une autre frégate. C’est aussi la raison pour laquelle je ne peux vous accompagner moi-même, ajouta-t-il d’un ton plus sec. Je veux que vous trouviez Lequiller et que ses navires soient pris ou détruits. J’enverrai mes ordres écrits à l’Hyperion dans l’heure. Vous devrez vous tenir prêts à partir. Vous gagnerez d’abord l’île hollandaise de Sainte-Croix. Elle a un très bon port, idéal pour observer les îles voisines. C’est à moins de cent milles de Caracas, d’où partent en général les cargaisons d’or que l’on charge ensuite à destination de l’Espagne.

Il se contenta de hocher de la tête en signe d’au revoir quand le commodore quitta la cabine.

— C’est une tâche très dure que je lui ai confiée là, Bolitho. Il lui faudra compter sur les capacités de réflexion personnelle de chacun des commandants, en même temps que sur leur esprit d’équipe. Un blocus ne règle pas tout. Il repousse les problèmes plus qu’il ne les résout. Il punit les faibles et les innocents en même temps que les coupables. La seule façon que nous ayons de gagner cette guerre est de nous colleter avec l’ennemi navire contre navire, fusil contre fusil, homme contre homme !

Il soupira et sembla se détendre un brin.

— Votre navire est-il prêt, Bolitho ? Il devrait l’être, après six mois de réparation.

— Il me manquait cinquante hommes quand j’ai embarqué, et j’en ai perdu dix dans la bataille contre cette frégate.

Les yeux du vice-amiral s’assombrirent.

— Ah oui, la frégate, je suis heureux que vous soyez parvenus à venger l’Ithuriel.

Son ton se fit plus dur.

— Je ne peux pas vous céder d’hommes. Vous devez faire pour le mieux.

Il se leva et fixa sur Bolitho un regard aigu.

— Je connaissais votre père et je sais votre valeur ; sans cela, et si je n’avais appris que vous aviez mouillé l’ancre avant l’ultimatum de Lequiller, je vous aurais accusé de couardise.

Il haussa brusquement les épaules.

— De toute façon, peu importe ce que j’aurais pu penser. La Justice militaire se soucie bien des exploits passés et des opinions personnelles ! Il y a quarante ans, ils ont fusillé l’amiral Byng pour une simple erreur. Ils n’hésiteraient pas à pendre un petit commandant si l’exemple suffisait à encourager les autres à plus d’efforts.

Il eut un sourire et lui tendit la main, ce qui était pour le moins surprenant.

— Regagnez votre navire et bonne chance. Nous sommes en 1795. Cette année pourrait bien servir notre cause. Elle pourrait aussi tourner au désastre. Vous appartenez à cette génération d’officiers qui arrive à point nommé pour nous éviter cela.

Bolitho était sans voix.

— Merci, commandant.

Cavendish se fit plus sérieux.

— On m’a dit que vous veniez de vous marier.

Il jeta un coup d’œil sur le vieux sabre de Bolitho.

— Je me souviens que votre père le portait déjà. Peut-être votre fils le portera-t-il un jour.

Il le raccompagna à la porte en ajoutant doucement :

— Veillez à ce qu’il en hérite avec autant d’honneur que vous en avez hérité vous-même.

Bolitho traversa la plage arrière, l’esprit tourmenté. Rien n’avait changé depuis qu’il était monté à bord… et pourtant si : l’air lui semblait plus pur, et il dut se retenir de courir pour regagner son canot.

Le commandant de la frégate attendait à la coupée et lui jeta un regard interrogatif.

— Avez-vous un message à faire partir, commandant ?

Bolitho le dévisagea :

— Oui, je vous l’envoie tout de suite.

Cette question l’avait ramené à la réalité. Il s’inquiétait d’être si loin de Cheney. Et voilà qu’il lui fallait à présent franchir l’Atlantique, gagner une île à cinq mille milles de là. Des mois, des années peut-être s’écouleraient avant qu’il ne revienne. S’il revenait…

Il ajusta son chapeau et prit pied dans le canot. Allday tentait d’interpréter son air grave.

— On retourne à bord, commandant ?

Bolitho se tourna vers lui et sourit.

— Nous ne pouvons aller nulle part ailleurs.

Alors que le canot glissait vers l’Hyperion, il essayait d’imaginer les innombrables changements que la situation allait entraîner : problèmes quotidiens, manque d’effectifs entre autres, mais par-dessus tout, le fardeau le plus lourd à porter, la présence de Pelham-Martin à son bord…

Ses pensées revenaient sans cesse à la maison de Falmouth : elle lui paraissait de plus en plus lointaine, comme un lieu situé désormais hors du monde.

Allday tenait la barre tout en gardant un œil sur le chef de nage. Il n’était pas resté inactif pendant l’entrevue de Bolitho avec le vice-amiral. La frégate était un espace trop étroit pour qu’on y pût garder longtemps un secret. De la batterie basse à la grand-chambre, tout l’équipage savait qu’un changement de plan était dans l’air.

A nouveau les Caraïbes, songea-t-il. Et tout cela parce que cette tête de pioche d’amiral mangeur de grenouilles avait fait pendre des prisonniers sans défense. Cela signifiait de la sueur, du soleil, de l’eau croupie, et la peur constante de la maladie – ou pis encore, il en était convaincu.

Il regarda les épaules de Bolitho et sourit légèrement. Au moins, ils avaient leur commandant avec eux. Et pour Allday, c’était la seule chose qui comptât vraiment.

 

Le lieutenant Inch, mal assis au bord de son fauteuil, son chapeau écrasé entre les genoux, écoutait attentivement les nouvelles.

— Dans ces conditions, il semblerait que votre mariage soit remis à plus tard, lui dit Bolitho.

Inch hocha la tête, le visage crispé, comme s’il cherchait à retenir chacun des mots qui venaient d’être prononcés.

— Vous pouvez informer les officiers de notre destination et de la mission à remplir, mais j’en aviserai moi-même les hommes dès que j’aurai un moment de libre.

Bolitho entendait les ordres hurlés et le bruit des pas sur le passavant : on hissait à bord les derniers bagages du commodore.

— Pelham-Martin est habitué aux navires confortables, monsieur Inch. Même s’il nous prend au dépourvu, il est en droit d’attendre les honneurs qui lui sont dus.

Inch revint à lui en sursautant.

— J’ai prévenu le capitaine Dawson. La garde et la musique sont déjà réunies.

— Bien.

Bolitho parcourut du regard sa cabine. Il avait déjà fait expédier ses affaires personnelles dans la chambre des cartes. Pelham-Martin apprécierait le confort de ces quartiers. De même que la vue depuis les baies arrière, songea-t-il tristement.

— Dès que nous serons prêts à appareiller, je veux voir le commissaire. Je veux aussi un rapport complet et détaillé sur les réserves d’eau et de jus de citron. Il nous faudra peut-être plusieurs mois avant de pouvoir nous réapprovisionner en nourriture fraîche et en fruits ; la situation sera déjà bien assez pénible pour certains, sans y ajouter le scorbut ou d’autres maux plus terribles encore.

Inch se leva ; son corps épousait tous les mouvements du bateau.

— Je suis désolé, commandant, mais j’ai oublié de vous dire que nous avons un nouvel aspirant à bord.

Bolitho arrêta de feuilleter ses ordres soigneusement classés et le regarda droit dans les yeux.

— Est-il tombé des cieux ?

Le premier lieutenant s’empourpra.

— Quand vous étiez à bord de la frégate de l’amiral, j’étais tellement ennuyé que j’ai oublié de vous en parler ensuite. Il a été transféré de la frégate avec du courrier et des réserves de médicaments. Il vient droit de Plymouth et n’a jamais mis les pieds sur un navire de Sa Majesté.

Bolitho se pencha sur son bureau.

— Eh bien, cet aspirant peut toujours se révéler utile, quelle que soit son expérience de la mer.

On entendait un bruit sourd sur le pont et la voix de Tomlin brisa l’air d’une bordée d’injures.

— Très bien, monsieur Inch. Faites-le venir, puis allez jeter un coup d’œil sur les affaires de l’amiral, d’accord ?

Il eut un sourire ironique.

— Évitons le pire pour commencer. Ce serait ennuyeux si elles venaient à être endommagées.

Il se replongea dans ses instructions et pensa aux remarques du vice-amiral et à ce qui l’attendait.

De nouvelles méthodes, et un nouveau type d’officier. Il était étrange et pourtant vrai que des hommes comme Rodney et Howe, des noms autrefois vénérés dans toute la Navy, fussent à présent ouvertement dénigrés par des officiers plus jeunes et plus zélés, notamment le capitaine Nelson, que Bolitho avait vu il y avait un an au large de Toulon et qui s’était distingué par son initiative et sa témérité en prenant Bastia au nez et à la barbe des Français.

« Une génération d’officiers qui arrive à point nommé », avait dit Cavendish. Bolitho referma le tiroir et manœuvra la clé à double tour.

Il entendit qu’on frappait timidement à la porte et, se retournant dans son fauteuil, aperçut le nouvel aspirant, l’air embarrassé, au fond de la cabine.

— Approchez-vous que je puisse mieux vous voir.

Bolitho n’avait guère de temps à consacrer à cette nouvelle recrue, bien qu’il sût d’expérience qu’il n’était pas toujours facile de rallier un bâtiment déjà en service, d’affronter seul, sans le réconfort de visages amicaux, les premières épreuves.

Le jeune homme s’avança et s’arrêta à quelques pas du bureau. Il était grand pour son âge ; svelte, les yeux noirs, des cheveux couleur d’ébène comme ceux de Bolitho, il avait l’air farouche et nerveux. Bolitho ne put s’empêcher de le comparer à un poulain sauvage.

Il prit la lourde enveloppe des mains du garçon et l’ouvrit. Elle venait du port amiral de Plymouth et contenait tous les détails de l’affectation de ce jeune aspirant-du nom d’Adam Pascœ.

Bolitho leva les yeux et esquissa un sourire.

— Vous êtes écossais ? Quel âge avez-vous ?

— Quatorze ans, commandant – il semblait tendu et sur ses gardes.

Bolitho le toisa de la tête aux pieds. Il y avait quelque chose d’étrange chez ce jeune garçon, mais il ne savait pas à quoi l’attribuer. Il remarqua que son uniforme était de piètre qualité, notamment la dorure de pacotille de sa dague.

Pascœ ne se troubla pas sous les regards appuyés de Bolitho. Il plongea la main dans sa poche et en sortit une autre lettre.

— Elle est pour vous. On m’a dit de ne la donner à personne d’autre, dit-il rapidement.

Bolitho ouvrit l’enveloppe froissée et se tourna légèrement. Il était assez courant de recevoir des lettres personnelles dans ces circonstances. Un fils rejeté envoyé sur les mers, une demande de faveur spéciale, ou simplement la supplication d’une tendre mère demandant qu’on veuille bien prendre soin de son enfant dans un monde où elle n’avait plus sa place.

Il prit la lettre d’un geste brusque. Le papier tremblait dans ses mains. C’était son propre beau-frère, Lewis Roxby, propriétaire terrien et magistrat à Falmouth, le mari de sa sœur cadette, qui lui écrivait. Les lignes penchées semblaient se balancer lorsqu’il relut le second paragraphe.

« Ce garçon est venu me demander aide et assistance : il m’a donc fallu vérifier la véracité des documents qu’il m’apportait. Tout y est exact : il s’agit de ton neveu, le fils de feu ton frère Hugh. Il m’a apporté des lettres qu’a reçues sa mère et qui prouvent que Hugh lui avait promis de l’épouser avant de quitter le pays. Lui, bien sûr, n’a pas connu son père. Il a vécu jusqu’à ce jour avec sa mère – une prostituée connue de tous dans la bonne ville de Penzance. »

Suivaient quantité d’autres détails sur l’entourage du jeune homme. Bref, il était urgent d’éloigner ce gamin du milieu respectable de Falmouth.

Bolitho déglutit avec effort. Il n’avait aucune peine à se représenter dans quel état l’arrivée inopinée de ce garçon avait dû plonger la famille. Il ne portait pas Roxby dans son cœur et ne comprenait pas ce qui avait pu pousser sa sœur dans ses bras. Roxby aimait les plaisirs de la vie, notamment la chasse et tous les sports sanguinaires qui lui permettaient d’occuper ses journées avec les gens du comté qu’il considérait comme ses pairs. A l’idée d’être impliqué dans un scandale local, il n’avait pas hésité une seconde à rédiger cette lettre et à se débarrasser du gamin en l’envoyant sur les mers.

Bolitho pivota sur son siège et se remit à dévisager le jeune aspirant. Des preuves écrites, avait dit Roxby. Il suffisait de l’observer. Sûr qu’il lui avait paru étrange ! C’était comme s’il avait eu sa réplique enfantine en face de lui !

Le regard de Pascœ croisa celui de Bolitho. Son expression tenait du défi et de l’anxiété.

— Que savez-vous de votre père, jeune homme ? commença calmement Bolitho.

— Il était officier du roi et il a été tué par un cheval fou en Amérique. Ma mère me parlait souvent de lui.

Il hésita un instant avant d’ajouter :

— Sur son lit de mort, elle m’a demandé de gagner Falmouth pour chercher votre famille, commandant. Je… je sais que ma mère ne l’a jamais épousé. Je l’ai toujours su, mais…

Sa voix traînait. Bolitho opina de la tête.

— Je vois.

Tant de choses restaient cachées… Comment sa mère avait-elle réussi à lui dissimuler l’essentiel, la vérité à propos de son père qui avait déserté et s’était battu contre son pays ? Telle était l’énigme. Bolitho ajouta :

— Comme vous devez le savoir, votre père était mon frère. Il regarda au loin et continua :

— Vous avez habité Penzance ?

— Oui, commandant. Ma mère a parfois servi chez le châtelain. Quand elle est morte, je suis allé à Falmouth.

Bolitho observa à nouveau son visage. Vingt milles à pied, seul et sans savoir ce qui pouvait bien l’attendre dans cette ville inconnue !

— Tante Nancy a été très généreuse, commandant. Elle a pris soin de moi pendant qu’on décidait de mon sort, dit-il en baissant les yeux.

— Ça ne m’étonne pas.

Brusquement Bolitho revécut les moments où elle s’était occupée de lui, où elle l’avait soigné de la terrible fièvre qui avait failli l’emporter à son retour des mers du Sud. Personne au monde n’aurait pu mieux qu’elle prendre soin de ce garçon.

Et dire que, pendant toutes ces années, il avait vécu à moins de vingt milles de Falmouth, de cette maison qui, sans ce destin cruel, aurait dû lui revenir !

— Quand j’étais à Falmouth, commandant, je suis allé à l’église, et j’y ai vu la plaque avec le nom de mon père…

Il déglutit avec difficulté.

— J’avoue que ça m’a fait plaisir, commandant.

On frappa à la porte, et l’aspirant Gascoigne pénétra dans la pièce avec précaution. Gascoigne avait dix-sept ans et était le plus ancien aspirant du bord. Occupant la fonction enviée de responsable des pavillons, il était susceptible de remplacer le cinquième lieutenant. Il était également le seul aspirant ayant déjà embarqué sur un vaisseau de Sa Majesté.

— M. Inch vous présente ses respects, commandant, déclara-t-il solennellement. Il vous informe qu’un canot vient de quitter l’Indomitable avec le commodore à son bord.

Son regard se posa sur le nouvel impétrant, mais il ne manifesta aucune surprise. Bolitho se leva et saisit son épée.

— Très bien, j’arrive.

Il ajouta d’un ton brusque :

— Monsieur Gascoigne, je vous confie M. Pascœ. Veillez à ce qu’on lui assigne un poste, et gardez un œil sur lui.

Gascoigne demeurait imperturbable.

Bolitho haïssait toute forme de favoritisme, et méprisait tous ceux qui en faisaient preuve ou en bénéficiaient d’une manière ou d’une autre. Mais le cas présent lui semblait différent. Ce pauvre garçon, aujourd’hui sous ses ordres, n’était en rien responsable du destin qui l’avait privé de son père et même de son véritable nom, et se félicitait déjà de l’occasion qui lui était ainsi offerte de prouver sa valeur. Et puis, d’après la lettre de Roxby, il était probable qu’il n’avait nul autre endroit où aller. Du ton le plus calme, Bolitho ajouta :

— M. Pascœ est mon… euh… mon neveu.

Quand il leva à nouveau les yeux vers le gamin, il put constater qu’il avait pris la bonne décision. Incapable de soutenir plus longtemps les tourments qu’il pouvait lire dans le regard du gamin, il ajouta sèchement :

— Vous pouvez disposer. Le travail n’attend pas !

Quelques instants plus tard, alors qu’il se tenait près de la coupée pour accueillir le commodore, il se surprit à réfléchir aux conséquences que pourrait entraîner la présence de Pascœ. Tout en observant d’un air détaché les officiers, il se demanda ce que chacun savait ou pensait de l’unique tare qui entachait les états de service de sa famille.

Leurs expressions étaient diverses. L’excitation à l’idée du voyage qui les attendait était assombrie par la pensée de laisser derrière eux des êtres chers. Les visages reflétaient la variété des tempéraments. Peut-être étaient-ils simplement soulagés de se voir épargner la monotonie du blocus. La modification des ordres semblait avoir chassé de leur esprit l’horreur du spectacle de pendaison auquel ils avaient assisté, et jusqu’au souvenir du combat court et brutal livré à la frégate. Même la poignée de matelots tués dans cet assaut inégal, et qui avaient été rendus à la mer avant que le pont n’eût été lavé de leur sang, semblait avoir été oubliée. Mais c’était sûrement mieux ainsi, pensa-t-il amèrement.

Le sifflet du bosco retentit, et les tambours et flûtes de la garde des fusiliers marins entamèrent Heart of Oak à l’instant même où Pelham-Martin, coiffé de son bicorne, apparut sur le pont. Bolitho chassa momentanément de son esprit ses espoirs et ses doutes.

Il s’avança et se découvrit. Remarquant les yeux levés au ciel d’un jeune mousse, il nota que la flamme de l’amiral avait été envoyée au moment opportun.

— Bienvenue à bord, commodore, déclara-t-il avec solennité.

Pelham-Martin agrippa son bicorne et observa les hommes autour de lui. Il transpirait à grosses gouttes et son haleine sentait le cognac. Ce qu’avait dû lui dire Cavendish en privé l’avait à l’évidence suffisamment secoué pour qu’il éprouvât le besoin de s’armer de réconfort avant de rejoindre son nouveau vaisseau amiral.

— Poursuivez, Bolitho, dit-il brièvement.

Puis, suivi de Petch, il se dirigea d’un pas mal assuré vers l’échelle de la dunette.

Bolitho tourna la tête vers Inch.

— Paré à appareiller.

Il jeta un regard sur la nouvelle flamme.

— Le vent a tourné un peu, me semble-t-il. Signalez aux frégates Spartan et Abdiel de rejoindre les positions prévues.

Il observa Gascoigne qui écrivait rapidement sur son ardoise ; les pavillons furent envoyés dans l’instant. Pascœ était à ses côtés, la tête penchée pour mieux entendre ce que son aîné lui dictait. Le jeune homme leva les yeux et, au milieu du remue-ménage qui mettait en mouvement les hommes et les agrès, leurs regards se croisèrent.

Bolitho lui fit un signe de tête et esquissa un sourire. L’instant d’après, les hommes qui rejoignaient les vergues de misaine le dérobèrent à sa vue.

— Cap à l’ouest-sud-ouest, monsieur Gossett.

Plus tard, alors que l’Hyperion gîtait fortement et que les voiles luttaient et claquaient dans le vent, Bolitho gagna la poupe et regarda vers l’arrière. Les autres deux-ponts et la frégate du vice-amiral se noyaient déjà dans la brume. La côte française était invisible.

Inch le rejoignit et salua.

— La chasse sera longue, commandant. Bolitho acquiesça.

— Espérons qu’elle portera ses fruits.

Puis il gagna le côté sous le vent et s’abîma de nouveau dans ses pensées.

 

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